34

Laura Hayward traversa à grands pas l’immense hall du Muséum qu’éclairaient les premières lueurs du jour, traçant volontairement sa route dans les rais de lumière, comme pour mieux se préparer à la scène qui l’attendait. Jack Manetti, le responsable de la sécurité du musée, avait le plus grand mal à la suivre. Un groupe d’inspecteurs de la Criminelle et plusieurs employés du Muséum fermaient la marche.

— Dites-moi, monsieur Manetti. L’exposition est dotée d’un système d’alarme, non ?

— Un système entièrement neuf.

— Vous voulez dire que vous n’aviez aucun système de sécurité ?

— Si, bien sûr. Tout a été refait. Le plus curieux, c’est qu’aucune des alarmes ne s’est déclenchée, justement.

— Dans ce cas, comment le meurtrier a-t-il pu s’introduire dans l’exposition ?

— À l’heure qu’il est, nous n’en avons aucune idée, mais nous avons dressé la liste de toutes les personnes autorisées à y pénétrer.

— Je m’entretiendrai avec chacune d’elles individuellement.

— Vous trouverez leurs noms ici, dit Manetti en tirant un listing informatique de la poche de sa veste.

— Je suis heureuse d’avoir affaire à un professionnel, le remercia Hayward en feuilletant brièvement le document avant de le tendre à l’un de ses inspecteurs. Parlez-moi un peu de ce nouveau système.

— Il fonctionne à l’aide de cartes magnétiques et permet de garder une trace de toutes les aillées et venues en dehors des heures d’ouverture. Je vous en ai également fait une copie, précisa-t-il en tendant une autre page à la jeune femme.

Ils se trouvaient à présent dans la galerie de la Vie océanique. Hayward, préoccupée, passa à côté de l’énorme baleine bleue sans la voir.

— Vous a-t-on signalé des cartes disparues ou volées ?

— Aucune.

— Est-il envisageable de réaliser un double de ces cartes ?

— D’après le fabricant, non.

— Quelqu’un aurait-il pu prêter la sienne ?

— C’est une possibilité, bien sûr, mais aucune carte ne semble manquer à l’appel, à l’exception de celle de la victime. Je compte effectuer les vérifications nécessaires.

— Le meurtrier pourrait fort bien être un employé du Muséum.

— J’en doute.

Hayward répondit par un grognement. Elle en doutait, elle aussi, mais elle ne voulait négliger aucune piste. D’expérience, elle savait que cette vénérable institution employait pas mal de cinglés. C’était d’ailleurs ce qui l’avait poussée à prendre en main cette enquête alors qu’elle avait déjà l’affaire Duchamp sur les bras. Peut-être était-ce un pressentiment, mais elle était persuadée que les deux meurtres étaient liés. Et si son intuition ne la trompait pas, cette histoire risquait de faire du bruit. Beaucoup de bruit.

Laissant derrière eux la galerie des Indiens de la côte Ouest, ils s’arrêtèrent devant le portail d’entrée de l’exposition. Les voix des techniciens de l’identité judiciaire leur parvenaient par la porte ouverte, barrée par des bandes de plastique jaune.

— Vous, vous et vous, fit Hayward en désignant trois de ses inspecteurs. Vous me suivez. Les autres, vous attendez ici et vous empêchez les curieux de passer. Vous nous accompagnez, monsieur Manetti ?

— C’est-à-dire que... j’aurais voulu être la pour accueillir le professeur Collopy.

— Désolée, mais nous ne pouvons laisser personne s’introduire ici.

Manetti ne tenta même pas de négocier.

Hayward se glissa sous les bandes jaunes et adressa un signe de tête au sergent stationné à l’entrée, signa la feuille qu’il lui tendait et pénétra dans le foyer de l’exposition en prenant le temps d’observer attentivement le décor qui l’entourait.

La petite troupe traversa une première salle en cours d’installation, veillant à éviter les obstacles, puis elle passa dans la pièce où s’était déroulé le drame. La silhouette de la victime était dessinée à la craie sur le sol, au milieu d’une mare de sang. Le photographe venait d’achever son travail et il attendait les instructions de la jeune femme. Deux experts de l’identité judiciaire faisaient le tour de la salle à quatre pattes, une pince à épiler à la main.

Laura observa longuement la scène, enregistrant mentalement remplacement de la mare rouge sombre, la forme des taches disséminées un peu partout, les empreintes de pas et les traces sanglantes. D’un geste, elle fit signe au responsable de l’identité judiciaire, Hank Barris, de Sa rejoindre. Il se releva, mit sa pince à épiler dans sa poche et s’approcha.

— Une belle pagaille, laissa-t-elle tomber.

— Les secours ont passé pas mal de temps sur ta victime.

— L’arme du crime ?

— Un couteau. Ils l’ont emporté avec la victime à l’hôpital, ils ne sont pas censés le retirer tant que...

— Je sais, merci, répliqua sèchement Hayward. Vous avez pu voir à quoi ressemblaient les lieux initialement ?

— Non. Ils avaient déjà tout salopé quand je suis arrivé avec mes gars.

— On a pu identifier la victime ?

— Pas que je sache. En tout cas, pas encore. Je peux appeler l’hôpital, si vous voulez.

— Quelqu’un a vu à quoi ressemblait cette pièce avant l’arrivée des secours ?

Barris hocha la tête.

— Un technicien. Un certain Lany Enderby.

— Amenez-le-moi.

— Ici ?

— C’est ce que je viens de vous demander, non ?

Tandis que l’autre s’éloignait, penaud, Hayward regarda à nouveau autour d’elle. Le sang avait giclé en plusieurs endroits, ce qui donnait une idée de la violence de l’agression. À mesure quelle enregistrait tous Les détails, elle parvenait à se faire une idée assez précise de la façon dont les choses s’étaient déroulées.

— Capitaine ? M. Enderby est là.

Hayward se retourna et découvrit un gringalet boutonneux. Il portait un vieux tee-shirt, un jean éculé et Une casquette des Mets posée à l’envers sur ses cheveux noire.

Elle crut un instant qu’il portait des baskets rouges avant de comprendre que ce n’était pas leur couleur naturelle.

Un agent le poussa dans sa direction.

— C’est vous qui avez découvert la victime ?

— Oui, madame. Je veux dire, capitaine.

Il n’avait pas l’air dans son assiette.

— Quel est votre métier, monsieur Enderby ? demanda-t-elle.

— Technicien, informatique de niveau 1.

Il était au bord des larmes et répondait d’une voix tremblante. Comme le disait en plaisantant le professeur de psychologie criminelle qu’elle avait à la faculté : Ce sont toujours les plus timides qui tombent sur les crimes les plus horribles.

— Que faisiez-vous ici à 3 heures du matin ? poursuivit-elle d’une voix plus douce afin de ne pas l’effaroucher.

— J’étais venu m’assurer du bon fonctionnement du nouveau système d’alarme.

— Si je comprends bien, l’exposition se trouvait donc sous alarme. •

— En grande partie, mais on vient d’installer un nouveau programme et il y avait un os. Mon patron...

— Comment s’appelle votre patron ?

— Walt Smith.

— Continuez.

— Mon patron m’a envoyé voir s’il n’y avait pas une coupure de courant.

— C’était le cas ?

— Ouais. Quelqu’un avait sectionné un fil d’alimentation.

Hayward lança un coup d’œil en direction de Barris.

— Oui, capitaine, nous sommes au courant. Il semble que le meurtrier ait voulu neutraliser les éclairages de secours afin de surprendre la victime.

— Parlez-moi un peu de ce nouveau système d’alarme, demanda-t-elle en se tournant à nouveau vers Enderby.

— Eh bien, c’est un système redondant à plusieurs niveaux qui fonctionne avec des détecteurs de mouvements, des caméras vidéo, des lasers infrarouges croisés, des détecteurs de vibrations et des détecteurs de déplacement d’air.

— Tout ça m’a l’air très élaboré.

— Très. Ça fait six mois qu’on travaille dessus. On est en train d’installer le nouveau système partout dans le Muséum, il faut équiper les halls l’un après l’autre.

— En quoi consiste exactement cette mise à jour ?

Enderby prit sa respiration.

— En liaison avec le fabricant, il faut reconfigurer le logiciel de surveillance, effectuer des protocoles de tests et tout le reste. Tout ça en respectant un planning très strict, piloté à la seconde près par une horloge atomique satellitaire. Et il faut faire ça la nuit, pendant les heures de fermeture.

— Je vois. C’est donc en venant voir s’il y avait une coupure de courant que vous avez découvert le corps.

— Oui, c’est bien ça.

— Si ça ne vous ennuie pas, monsieur Enderby, je voudrais que vous regardiez très attentivement autour de vous avant de me dire où se trouvait la victime.

— Euh... le corps... le corps était là où vous voyez ce dessin à la craie, et il avait un bras en l’air comme c’est indiqué. Sinon, la victime avait un couteau planté dans les reins, jusqu’au manche.

— Avez-vous tenté de retirer le couteau, ou bien l’avez-vous touché ?

— Non.

Hayward acquiesça.

— La main droite de la victime était-elle ouverte ou fermée ?

— Je... Je crois qu’elle étair fermée, répondit Enderby en avalant sa salive.

— Je ne cherche pas à vous compliquer la vie inutilement, monsieur Enderby, mais votre témoignage est crucial. Le corps avait été déplacé quand le photographe de l’identité judiciaire est arrivé, et nous ne disposons que de votre témoignage.

Le jeune homme s’essuya le front du revers de la main

— Le pied gauche était-il tourné vers l’intérieur ou vers l’extérieur ? poursuivit Hayward.

— Vers l’extérieur.

— Et le pied droit ?

— Vers l’intérieur.

— Vous en êtes certain ?

— Je ne crois pas que je pourrai jamais oublier ça. On aurait dit que le corps était tordu.

— Tordu de quelle façon ?

— Il était face contre terre, mais il avait presque les jambes croisées.

Enderby reprenait visiblement du poil de la bête, et il se révélait même être un bon témoin.

— Comment se fait-il que vous ayez du sang sur vos chaussures ?

Enderby posa les yeux sur ses baskets et sursauta.

— Ben... c’est quand j’ai accouru pour secourir la victime.

Le jeune informaticien remonta encore d’un cran dans l’estime de Hayward.

— Dites-moi précisément ce que vous avez fait.

— Eh bien... Je me tenais ici quand j’ai aperçu le corps. Je me suis arrêté machinalement, et puis je me suis précipité. Je me suis mis à genoux, j’ai pris son pouls et... ça doit être à ce moment-là que j’ai marché dans la flaque de sang. Parce que j’avais aussi du sang sur les mains, mais je les ai lavées.

Hayward approuva machinalement, tentant de reconstituer la scène dans sa tête.

— Son pouls battait-il encore ?

— Je ne crois pas, mais je n’en suis pas certain. J’ai cru que j’allais me sentir mal En plus, je suis loin d’être un spécialiste. Après, j’ai appelé les types de la sécurité...

— Sur une ligne intérieure ?

— Oui, il y a un poste dans la salle d’à côté. Ensuite, j’ai essayé de lui faire du bouche-à-bouche, et un gardien est arrivé là-dessus.

— Le nom de ce gardien ?

— Roscoe Wall.

Hayward fit signe à l’un de ses inspecteurs de prendre note.

— Après ça, les premiers secours ont débarqué et ils m’ont plus ou moins poussé dehors.

Hayward hocha la tête.

— Monsieur Enderhy, si vous voulez bien avoir la gentillesse d’attendre quelques instants en compagnie de l’inspecteur Hardcastle, j’aurai d’autres questions à vous poser.

La jeune femme s’éloigna en direction de la salle voisine dont elle fit le tour, avant de revenir à son point de départ. En dépit des allées et venues, on distinguait encore des traces de lutte sur la sciure qui jonchait le sol. Elle se baissa afin d’examiner de petites giclures de sang assez parlantes. Le malheureux avait été surpris par son agresseur dans la première salle, et les deux hommes s’étaient tourné autour jusqu’à ce que le meurtrier saute sur sa victime et lui enfonce un couteau dans le dos.

Elle ferma les yeux quelques instants afin de visualiser la valse mortelle des deux hommes.

En rouvrant les paupières, son regard s’arrêta sur une marque noire, un peu à l’écart, qu’elle avait déjà repérée en arrivant dans la salle. Elle s’approcha et découvrit une tache de sang de la taille d’une pièce de cinq cents. Elle était nette et ronde, comme si elle était tombée à la verticale d’une hauteur approximative d’un mètre cinquante.

— Hank, dit-elle à l’inspecteur en pointant la tache du doigt. Veillez à ce que les techniciens récupèrent cette tache de sang intacte. Ils n’auront qu’à découper le plancher. Commencez par la faire prendre en photo et demandez immédiatement une analyse ADN. Dites aux types du labo que c’est pour hier. Ensuite, comparez l’ADN avec toutes les bases de données disponibles.

— Bien, capitaine.

D’un coup d’œil, elle évalua la distance entre la silhouette dessinée à la craie, la tache de sang, et le mur du fond.

— Hank, j’allais oublier.

Il la regarda d’un air interrogateur.

— Je ne serais pas surprise que vous découvriez l’arme avec laquelle s’est défendue la victime derrière la vitrine du fond.

L’inspecteur s’empressa d’aller voir.

— Nom d’un chien !

— De quoi s’agit-il ? demanda Hayward.

— Un cutter.

— Avec du sang ?

— Pas à première vue.

— Mettez-le dans un sachet et faites-le analyser sous toutes les coutures. Profitez-en pour comparer le résultat avec la tache. Je vous parie tout ce que vous voulez que l’ADN sera le même. En attendant, allez me chercher Enderby.

L’inspecteur Hardcastle revint quelques instants plus tard accompagné du jeune technicien.

— Vous m’avez bien dit que vous aviez fait du bouche à bouche à la victime ?

— Oui, capitaine.

— Dans ce cas, vous avez dû le reconnaître.

— La reconnaître, vous voulez dire. Oui, bien sûr.

— Comment ça, la reconnaître ? Ce n’était pas un homme ?

— Ben... non. C’était Margo Green.

Hayward sursauta.

— Margo Green ? !

— Oui, j’ai cru comprendre qu’elle avait travaillé ici autrefois, mais elle venait d’être nommée au poste de rédactrice en chef de...

Hawaï ne l’écoutait plus. Dans un éclair, elle revit le visage de la jeune Margo Green, cette étudiante courageuse qui avait risqué sa vie quelques années plus tôt, à l’époque des meurtres du métro. Elle-même était encore simple flic, et Margo avait joué un rôle de première importance dans cette affaire.

La vie était décidément injuste.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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